samedi 16 avril 2011

"La mort n’en saura rien... "

Félix BONFILS : « Momies trouvées dans les tombeaux des rois à Thèbes » (No 83) Vers 1870. Papier albuminé d'après négatif sur verre au collodion, épreuve coloriée. 28,5 x 22 cm Ancienne collection Georges Sirot © BnF.

Cette image fascinante à maints égards est issue de l’atelier Bonfils, photographe installé à Beyrouth vers 1867. En plein âge d’or de la photographie en Orient, les studios Bonfils multiplieront les comptoirs en Palestine, au Liban et surtout en Egypte, pour constituer au final un fonds de près de 15000 tirages et 9000 plaques stéréoscopiques. De cette intense production commerciale naîtront des centaines de scènes de genre : portraits, paysages et ruines pittoresques... Ces vues destinées aux artistes, voyageurs et touristes de plus en plus nombreux aboutiront en cette fin de siècle à l’invention de… la carte postale. Les albums « Souvenirs d’Orient » des studios Bonfils seront vendus dans le monde entier.  Dès le retour de l’expédition française de Bonaparte en Egypte, la mode de l’Orient s’empare des esprits. Il s’agit là d’un Orient fantasmé, où se mêle esprit de conquête et nostalgie suscitée par la découverte des civilisations disparues. L’attrait pour la terre d’Egypte sera favorisé également par le règne de Mehemet Ali (1805-1848), despote éclairé qui ouvrira le pays aux influences européennes.

Le voyage en Orient, surnommé le Grand Tour (d’où découle le mot tourisme), sera le passage obligé pour de nombreux artistes et écrivains : Delacroix, Maxime Du Camp et Flaubert, Gustave Le Gray et Alexandre Dumas, Pierre Loti …De ces aventures individuelles naîtra une fascination non exempte d’ambiguïtés, pour un Orient millénaire, dont les voyageurs et les photographes rechercheront (ou re-créerons) les stéréotypes. A la fin du siècle la parution de guides aux itinéraires balisés généreront un afflux incessant de voyageurs en quête d’exotisme ; ce sera en quelque sorte l’avènement du tourisme de masse, avec son cortège de destructions pour les cultures locales : urbanisation, pollution et mercantilisme. Il suffit de relire Pierre Loti pour s’apercevoir déjà de l’ampleur des dégâts :

« Pauvre, pauvre Nil qui porta tant de barques de dieux et de déesses en cortège derrière la grande nef d’or d’Amon […] Pour lui quelle déchéance ! Bruits de machines, sifflets, et dans l’air qui était si pur, infectes spirales noires : ce sont les modernes steamers qui viennent jeter le désarroi dans ces flottilles du passé. Avec de grands remous s’avancent des charbonniers, ou bien une kyrielle de bateaux à trois étages pour touristes qui font tant de vacarme en sillonnant le fleuve et sont bondés de laiderons, de snobs et d’imbéciles ! ». Pierre Loti. « La mort de Philae »
 
Mais la photographie ne servira pas seulement les intérêts du tourisme naissant. Elle deviendra rapidement l’indispensable auxiliaire du dessin pour les relevés archéologiques. L’idéologie naturaliste du XIXe siècle lui confèrera un statut proprement scientifique. (En témoigne par exemple en Europe, la fameuse mission Héliographique dirigée par Mérimée). Avec la mise au point du négatif sur verre au collodion humide, par Gustave Le Gray en 1850, les photographies vont acquérir plus de netteté et de contraste, et grâce à une sensibilité plus élevée (Néanmoins très faible par rapport aux émulsions modernes) l’élément humain sera de plus en plus représenté.

De cette image on retiendra l’étonnante proximité de la vie et de la mort. Il s’agit là d’une véritable  nature morte dont la picturalité est renforcée par la colorisation. Le seul "élément vivant" de cette vanité semble s’être assoupi par fatigue ou lassitude ; peut être rêve-t-il à quelque lointaine contrée (rappelons ici brièvement que l’esclavage fut aboli en Egypte seulement entre 1845 et 1850) ou bien se lamente-t-il intérieurement sur la terrible condition humaine face à la béance de la mort ? Il figure là comme témoin de cet obscène mariage, où la mariée voilée d’un linceul semble littéralement sortir du mur de terre où on l’a placée. Le « marié » quant à lui se tient prostré, visiblement chagriné de cette mascarade ; il aurait presque l’air contrit de sa nudité avec ce geste pudique qui semble vouloir dérober aux regards son intimité. Une troisième momie gît empaquetée à ses pieds, sa tête dépasse comme séparée du corps, la peau est parcheminée, on distingue encore  les traits du défunt. Pour faire couleur locale on a placé là une jarre,une lampe à huile (?) ainsi qu’un châssis de plaque photographique en guise de mise en abyme. Cette mise en scène macabre parait bien dérangeante à notre sensibilité contemporaine, elle montre surtout un certain irrespect de l’occident à cette époque vis-à-vis des cultures locales et particulièrement ici vis-à-vis de toute vérité historique ou  archéologique.

Ce doit être l’après-midi, on sent la chaleur, la fatigue et la poussière de cette terre d’Egypte plurimillénaire. C’est un moment d’éternité qui nous contemple, une moderne vanité qui nous rappelle qu’à la fin il ne restera de tous nos empires qu’un peu de poussière emportée par le vent...

Je vous recommande vivement la lecture du dossier de l'expo: "Le voyage en Orient" de la Bnf:

mardi 29 mars 2011

Larry Burrows. Vietnam 1962.




"Tan Hoa Dong. Vietnam 1962." Larry Burrows. Life magazine.



Mme NHU, dite "The Madam "

Cette séquence surréaliste figure en ouverture de la monographie de Larry Burrows, consacrée à la guerre du Vietnam. Correspondant pour Life il deviendra   une légende parmi tous les photojournalistes qui couvriront ce conflit . Avec Don Mc Cullin, et surtout Philip Jones Griffiths, Larry Burrows sera l'un des plus grands photographes de cette guerre.

La femme qui s’initie au maniement du Colt 38 n’est autre que la tristement célèbre Mme Nhu, belle-sœur du Président Ngô Dinh Diêm, dont Johnson avait dit une fois à un parterre de journalistes médusés : " Que voulez-vous, c’est le seul gars que nous ayons sur place ".
Le régime autoritaire de Diem mis en place par un référendum truqué en 1955, sera soutenu à bout de bras jusqu’en 1963 par les Etats-Unis, afin de contrecarrer la menace communiste au Sud Vietnam. Les agissements du clan Diêm pousseront de nombreux vietnamiens dans les bras de la guérilla Viet Cong, et la radicalisation progressive de sa politique enfantera et nourrira le communisme au Sud Vietnam. Le régime finira par réunir contre lui une étrange alliance d’opposants : les bouddhistes, les communistes et la pègre de Saïgon…
Mme Nhu s’octroiera rapidement la place de 1ère dame du pays, menant avec son mari, chef de la police secrète, une vigoureuse politique de réformes au nom de la morale catholique la plus conservatrice. (L’avortement et le divorce deviendront illégaux, les jeux d’argent seront interdits, et les maisons closes… fermées). Elle se rendra célèbre également pour ses propos lors des révoltes bouddhistes en 1963. Le 11 juin le moine Thich Quang Duc s’immolera par le feu en plein Saïgon, l’image fera le tour du monde et choquera profondément l’opinion internationale. Mme Nhu jamais en reste de déclarations fracassantes, parlera à cette occasion de "barbecue" : Madame Nhu called it a "barbecue" and stating "let them burn and we shall clap our hands". Une autre de ses déclarations restée célèbre se résumera à cette phrase laconique, assez édifiante : «Quiconque a les Américains comme alliés n'a pas besoin d'ennemis».

Parallèlement à ses croisades moralisatrices, Mme Nhu lancera en Octobre 1961 un vaste programme d’entraînement militaire à l’attention de 1500 jeunes femmes censées combattre le Viet Minh. Cette force paramilitaire devait atteindre à terme un effectif très illusoire de 360 000 membres.
On la voit donc ici payer de sa personne, en  tirant au 38 mm … Au début, surprise par la déflagration et le recul de l’arme, elle rate la cible. Mais forte de son caractère volontariste et pour ne pas "perdre la face", elle finit par tirer à nouveau devant une assistance visiblement enchantée des exploits de la 1ère dame. Cette démonstration guerrière n’est pas sans rappeler les stands de tir forain... En contemplant cette image il semble presque que Mme Nhu soit symboliquement en train de tirer sur le Vietnam tout entier, à moins qu’elle n’essaie par ce geste d’exorciser quelque fantôme qu’elle seule peut voir… Mme Nhu "la femme par qui le scandale arrive" (rôle qu’elle adorera semble-t-il jouer) deviendra la personnalité la plus détestée du pays ; et comme le soulignera David Halberstam correspondant du NY Times : "Tout ce qui a foiré au Vietnam sera mis sur le compte des Nhu…"

Le Vietnam sera la guerre de  Larry Burrows qu’il couvrira pendant près de neuf ans, de 1962 à 71. Affecté longtemps d’un bégaiement et souffrant d’une vue déficiente, il aura été longtemps employé dans la presse comme "darkroom teaboy". Cette guerre sera le vaste théâtre dans lequel son talent pourra enfin s’exprimer. Accrédité par Life, il sera un des très rares photojournalistes à disposer de temps pour élaborer des sujets racontant une véritable histoire, à contre courant de la télévision qui transformera peu à peu le conflit en "Living room war". Le fameux reportage "One ride with Yankee Papa 13" paru dans Life en 1965 où l’on suit un jeune marine mitrailleur d’hélico, que l’on voit littéralement vieillir de 10 ans en une seule journée, deviendra un classique du genre… Larry Burrows sera également un pionnier en matière de photographie couleur, qu’il choisissait en fonction des sujets, contrairement à ses collègues qui doublaient systématiquement toutes leurs images (NB + Couleur).

Le 10 février 1971, l’hélicoptère dans lequel il se trouvait avec ses collègues Henri Huet, Kent Potter et Keisaburo Shimamoto sera abattu à la frontière du Laos et du Vietnam… Des restes du crash on déterrera de la pellicule 35 mm, des optiques Nikon, des fragments de montres, des boucles de ceinture, une médaille de baptême et le boîtier d'un Leica. Ces objets seront scellés dans le mur du Mémorial des journalistes du musée de la presse, à Washington, en avril 2008. Mme Nhu quant à elle serait toujours de ce monde, aux dernières nouvelles elle coulerait une paisible retraite dans la capitale italienne...


Un diaporama de photos de Larry Burrows :
http://pushedbuttonsburning-in.com/?p=3415

Philip Jones Griffiths « Vietnam Inc » :
http://www.musarium.com/stories/vietnaminc/main.lasso?-SkipRecords=2


mercredi 16 mars 2011

Gary Winogrand

Albuquerque, New Mexico, 1957.
Gary Wynogrand
Garry Winogrand est une des figures majeures du courant dit de la « street photography » apparu dans les années soixante et qui s’appuie sur la notion de paysage social. Il s’agit de documenter un paysage désormais morcelé, fragmentaire, en privilégiant l’instantané. Une liberté totale quant à l’interprétation des images est laissée au spectateur. Au-delà du vent de liberté des années 60, ce renouveau du documentaire photographique sera le reflet de la perte de l’innocence de l’Amérique ... Avec le 22 novembre 1963 à Dallas, et l’engagement au Vietnam plus rien ne sera jamais comme avant.
Influencé par les travaux de Walker Evans, Weegee ou Cartier-Bresson, ainsi que par le livre de Robert Frank : « Les Américains », manifeste absolu de la modernité en photographie ; Gary Winogrand armé de son Leica M4 va parcourir les rues de New York en se donnant pour seul fil conducteur, d’enregistrer la pulsation de la vie.
Loin de tout intellectualisme, il refusera toujours de commenter ses images, préférant l’action en impressionnant des centaines de rouleaux 24 x 36 qu’il accumulait souvent pour les développer parfois un an plus tard... Winogrand disait: « je photographie pour voir à quoi ressemblent les choses quand elles sont photographiées »… L’énigme, la théâtralité spontanée des scènes de rue, et l’aléatoire sont au cœur de son travail.
Ce qui frappe d’emblée dans cette image, c’est bien sûr le décadrage violent, et le contraste entre la taille de l’enfant et l’immensité de l’espace que l’on devine tout autour de lui. C’est une maison du "baby boom", posée au milieu d’un grand nulle part ; on se demande si l’on se trouve à la fin d’un lotissement qui grignote lentement le désert, ou bien si c’est là l’œuvre d’irréductibles originaux, qui ont décidé d’habiter cette maison coûte que coûte. Il y a bien évidemment dans cette image le thème des grands espaces américains, on y entreverrait presque les grands espaces fordiens de Monument Valley.
La tentation est grande d’évoquer la « Prisonnière du désert » et l’image finale, mythique, de la jeune femme sur le seuil de la maison qui regarde John Wayne s’éloigner dans le désert. Ici ce serait la même image mais à l’envers, si j’ose dire…
Il y a cet enfant au seuil de la vie, qui regarde hors champs quelque chose que nous ignorerons à jamais ; il y a cette rampe d’accès du garage qui forme avec l’angle du toit comme une montée de temple consacré au dieu de l’American way of life ; il y a ce trou noir sur lequel se détache l’enfant et où l’on devine à côté de lui une autre présence ; il y a ce tricycle tombé, abandonné au sol comme pour confirmer le singulier, l’accidentel de cette photographie ; il y a ce nuage menaçant malgré la grande lumière qui inonde la scène, il y a enfin cet arbuste planté là, dérisoire, comme une vaine tentative de conquérir le désert…
A sa mort prématurée en 1984 à l’âge de 56 ans, Gary Winogrand laissera 2500 films non développés (la plupart des Tri-x Pan, le film Noir et Blanc mythique de Kodak) et 6500 autres films développés mais non contactés, ce qui parait incroyable et laisse rêveur quant à l’immense potentiel non exploité de son œuvre…










Un peu de fétichisme : le Leica de Gary Winogrand...


En lien le récit d’un stage avec l'auteur (en anglais)

NB: Il n'y a malheureusement pas de site où l'on pourrait voir les images de Gary Winogrand.
Il suffit de taper son nom dans Google images ...

mardi 1 mars 2011

Weegee " The gold painted stripper". New York.1950

De Weegee, le photographe des marginaux, des laissés pour compte du rêve américain, de l'auteur du fameux livre "The Naked City" qui allait le faire reconnaitre enfin comme autre chose qu'un photographe de fait divers, on retiendra cette image, traversée par un incommensurable amour de l'humanité, et non par le voyeurisme dont les bien pensants s'étaient toujours accomodé à son égard.
Que nous montre donc cette image ? Nous sommes backstage, dans l'envers du décor, contemplant ce moment d'intimité, celui de cette femme qui boit simplement un verre d'eau, moment d'intimité dévoilé (volé à la volée) alors que tous les soirs cette jeune femme dévoile la sienne... Dans cet étonnant jeu de miroirs on constatera que l'acmé de la violence se trouve dans le bras levé du client du club qui désire garder son anonymat. La beauté est un attentat... Non point ici un attentat à la pudeur, car on sent que cette femme est au delà de ça, on sent qu'elle se fout éperdument du regard que l'on peut porter sur elle, et du qu'en dira t-on de l'Amérique WASP des années 50...

A cet égard on pressent dans son physique la déferlante de la décennie suivante, celle des années soixante, des révolutions sexuelles à venir. Toute recouverte d'or elle dégage une beauté animale, désarmante de naturel. Plus proche de nous, cette image peut nous rappeler en ricochet l'image culte de Sean Connery dans Goldfinger, découvrant dans une chambre le corps inanimé d'une jeune femme recouverte de poudre d'or... Corps sublimé, corps déifié, femme changée en statue dans la possession absolue de l'être aimé dans la mort.

"Avant de disparaître totalement du monde, la beauté existera encore quelques instants, mais par erreur. La beauté par erreur, c’est le dernier stade de l’histoire de la beauté..." Milan Kundera.

Un panorama des photos de Weegee:
http://museum.icp.org/museum/collections/special/weegee/